- SCHLEGEL (F. von)
- SCHLEGEL (F. von)C’est le second des frères Schlegel qui a su véritablement se créer dans le milieu littéraire à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe une place exceptionnelle. Régénération de la critique littéraire, invention du concept fondamental de l’ironie, interrogation enfin sur la langue et la sagesse des Hindous, tels sont les plus grands efforts que la postérité à retenus de l’œuvre de Friedrich von Schlegel. Ces efforts ont été, en dépit d’une vie tumultueuse et d’innombrables connaissances, chez un homme qui sut nouer les plus belles amitiés, la gloire de Friedrich von Schlegel, et les critiques qui lui sont adressées parfois ne tiennent pas assez compte de la grandeur qui fut celle de cette brève vie.La critique créatriceNé à Hanovre, Friedrich von Schlegel, frère cadet du célèbre August Wilhelm von Schlegel, mourut à Dresde. La personnalité du jeune Schlegel mérite quelque attention. À vingt ans, il écrivait à son frère: «Le suicide est une idée quotidienne chez moi depuis presque trois ans.» Dans d’autres lettres, il affirme que tout lui paraît vide, insatisfaisant, répugnant. Toute son existence a été marquée à la fois par les tendances à l’extase qu’éveillent en lui les œuvres d’art et par la claire conscience de la précarité de l’existence humaine. C’est pourquoi, lui qui était peu enclin aux lettres et qui fut placé chez un banquier, se détourna très rapidement de ce métier et reprit le cours de ses études. Il s’attacha d’abord aux sciences juridiques à Göttingen, puis se consacra à la littérature ancienne et moderne. En 1791-1793 il tentait de pénétrer la philosophie, mais il s’intéressait plus à la théorie de l’art et à l’histoire; pendant cette période, il connut bien Novalis auquel il voua une amitié qui survécut à une rupture. Peu à peu il en vint à la critique littéraire et, exception faite pour quelques travaux, il s’y consacra jusqu’en 1808. Son premier travail très remarqué, publié en 1797, s’intitule Sur l’étude de la poésie grecque (Über das Studium der griechischen Poesie ). Tandis que son frère aîné s’était engagé dans la littérature, comme traducteur et comme critique, par goût, grâce à ses dons, pour satisfaire naturellement son activité intellectuelle, Friedrich von Schlegel ne s’y appliqua qu’en raison d’une contrainte intérieure, que par déréliction et souci de se décharger de la condition humaine. Ce premier ouvrage est important à deux points de vue. D’une part il fixe pour longtemps l’attitude esthétique de Schlegel, d’autre part il fait naître l’idée de la critique. On a trop souvent dit que le jeune Schlegel, admirateur de l’Antiquité grecque, était un classique et non un romantique. Le romantisme ne se caractérise pas par un choix du Moyen Âge et de ses ténèbres contre l’Antiquité, mais bien plutôt dans une attitude envers le passé qui engendre une conception nouvelle de la poésie. Dans la perfection de la poésie grecque, Schlegel (comme Hölderlin) découvrait le fruit naturel d’une existence comblée, connaissant la bienheureuse harmonie de la politique, de la moralité, de la religion, de la science et de l’art. La beauté était le bien commun du goût public et non pas l’œuvre d’un individu solitaire. C’est cette totalité de l’existence qui définissait la poésie grecque et qui fournissait en même temps le modèle pour l’appréciation des œuvres d’art. Et l’on a pu soutenir que nul tournant décisif n’intervenait chez Schlegel lorsqu’il s’intéressa quelques années plus tard à l’art gothique.Mais c’est surtout la forme de l’idée critique qu’il faut retenir. Schlegel a porté sur la critique le jugement suivant: «La poésie ne peut être critiquée que par la poésie. Un jugement sur une œuvre d’art qui ne serait pas lui-même une œuvre d’art [...] n’a pas droit de cité dans le royaume de l’art.» Sans doute Schlegel n’aurait-il pas admis qu’une quelconque recension puisse posséder la même beauté et la même valeur qu’un poème de Goethe (qu’il vénérait plus que Shakespeare, Dante ou Cervantès), mais il aurait soutenu qu’une critique véritablement inspirée contient autant de richesse que beaucoup d’œuvres littéraires. La critique peut donc être normative, et lorsque Schlegel écrit la recension de Wilhelm Meister , il dit implicitement ce qu’un roman peut être et ce qui manque aux romans moyens de son époque. La critique est par conséquent constructive et, en un sens, autonome; mais surtout elle n’est pas «en dehors» de l’art.Schlegel ne possédait pas lui-même une langue lyrique, et il n’avait ni le don de conteur ni celui de construire des intrigues. Le drame Alarcos (1801) fut joué, mais ce fut un fiasco. Que dire de son roman si décrié, Lucinde , sinon qu’il est une œuvre «critique», à condition d’étendre la notion de «critique». Schlegel voyait dans la représentation bourgeoise de l’amour et du mariage à son époque un grand vide, qui déracinait la véritable essence de l’amour. La peinture qu’il a donnée de situations érotiques n’est pas une fin en soi, mais dans ce roman de 1799 elle sert de point d’appui à l’expression d’une expérience universelle de l’amour, unissant le sensible et ce qui le dépasse. L’amour ne doit pas être lié caricaturalement aux normes et aux conventions, mais jaillir spontanément de la communauté que forment les amants. Si l’on considère ce petit roman comme un essai critique sur l’essence de l’amour, tel que l’a expérimenté Schlegel assoiffé d’infini, on peut lui conférer un sens qui est en accord avec l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. La question se pose de savoir jusqu’à quel point la critique n’est pas ici une critique de soi. Il se peut qu’il y ait des détails suggérés par l’expérience de l’amour que partage Schlegel avec Dorothée Veit, qui en 1798 se sépara de son mari pour vivre avec l’auteur de Lucinde.L’ironieSchlegel n’était pas un philosophe. Il lui manquait l’art qui consiste à systématiser. Aussi bien dans l’Athenäum publié à Berlin, qu’il avait fondé en 1798 avec son frère et Ludwig Tieck – trois volumes de bon format parurent jusqu’en 1800 – il publia des fragments, mélangés à d’autres de son frère August Wilhelm, de Schleiermacher et de Novalis.La tournure de l’aphorisme plaisait à Schlegel. Il y a déployé son ironie qu’il définit comme la claire conscience de l’agilité en même temps que du chaos. À la fois elle anime la critique schlégélienne et elle surgit de la nature même de l’auteur qui est pénétré de l’inconsistance de la vie humaine. Hegel a jugé très sévèrement dans la Phénoménologie de l’esprit et dans sa Philosophie du droit l’ironie de Schlegel, ne voulant y voir qu’une «relativisation» de toutes les valeurs opérée par le libre arbitre, seul reconnu valable, du moi réfléchissant. Mais l’ironie est bien autre chose. Elle est ce qui «suscite le sentiment d’une indissoluble contradiction entre l’inconditionné et le conditionné». Aussi y aura-t-il toujours une place pour la critique. Même le plus sublime poème est conditionné, c’est-à-dire qu’en tant que réalisation individuelle il a ses limites naturelles et ne peut réaliser parfaitement l’essence de la poésie ou ne peut être l’absolu de la poésie. L’ironie a donc moins le sens d’une subjectivité jouissant de soi comme se sachant la vanité de tout contenu, que celui d’une fonction objective qui consiste par la critique à assurer les limites de tous les phénomènes finis. Loin d’être ce qui détruit les valeurs et avec elles l’absolu, elle est plutôt ce qui les protège. À la fin de sa vie, Schlegel a ainsi défini l’ironie: «La véritable ironie – puisqu’il y en a une fausse – est l’ironie de l’amour. Elle naît du sentiment de la finitude et de la limitation propre et de l’apparente contradiction entre ce sentiment et l’idée d’un infini contenue en tout amour véritable.» Cette ironie inspire tous les fragments publiés par Schlegel et aussi ses Ideen , dans lequels il devance souvent les philosphes de son temps.Le «Dialogue sur la poésie»Le Dialogue sur la poésie (Gespräch über die Poesie , 1800) marque l’apogée du jeune Schlegel qui a voulu montrer comment il dominait toutes les tendances de son époque. Les personnages sont en fait des contemporains: Amalie fait songer à Caroline Schlegel, Marcus doit être August Wilhelm von Schlegel, le personnage de Ludoviko est peut-être Fichte, plus sûrement Schelling. Il est bon de remarquer qu’en dépit du ton plein de noblesse du Dialogue sur la poésie , Schlegel était déjà en désaccord avec Schelling. Les deux hommes se sont bien connus, au point que Schlegel est un auteur qu’il ne faut pas négliger dans le problème posé par l’Altestes Programm de l’idéalisme allemand, tantôt attribué à Schelling, tantôt à Hegel, Hölderlin ne devant pas être écarté. Cela posé, Schlegel d’une part n’aimait pas Schelling, jusqu’au point d’en venir à écrire le 24 février 1808 que les philosophies de Fichte et de Schelling sont des pousse-brouettes (Karrenschieber ) métaphysiques, de le détester autant que Hegel, et d’autre part il devançait nettement Schelling: il possédait les idées que Schelling devait exposer d’une manière systématique, qualité qu’il n’avait pas.Dans le Dialogue sur la poésie , on découvre un discours sur la mythologie qui anticipe nettement les recherches tardives de Schelling sur ce sujet. Schlegel écrivait qu’à la poésie moderne comparée à celle des Anciens manquait une mythologie, et il ajoutait que les temps étaient proches où l’homme moderne en posséderait une. Mais il voulait aussi posséder un idéal de réalisme et disait ne pouvoir le trouver que dans la poésie et non dans la philosophie. Le discours sur la mythologie qui donne à penser à la future philosophie de Schelling était précédé par un exposé sur les époques de la poésie, et suivi par une lettre sur le roman et une recherche sur le style de Goethe dans ses premières et ses dernières œuvres.Les recherches philologiquesL’essai Sur la langue et la philosophie des Indiens (Über die Sprache und Weisheit der Inder ), paru en 1808, est un livre curieux dans lequel Schlegel a mêlé philosophie et théorie du langage. Il avait eu l’occasion d’étudier le sanskrit lors de son séjour à Paris en 1803 et il n’était pas véritablement un néophyte. Ce livre montre le micrologue érudit, le collectionneur et le linguiste que Schlegel était devenu. Trois grands points doivent être relevés dans cet ouvrage. Il y a d’abord une donnée de fait. Ce livre qui marque le tournant dans la pensée de Schlegel, devenu catholique (1808), fut un de ceux auxquels on doit l’introduction de la pensée orientale dans la pensée occidentale. C’est à partir de cet ouvrage qu’il faut expliquer l’attirance vers la pensée orientale ressentie par Schelling, puis avec beaucoup plus d’éclat par Schopenhauer et Nietzsche. En deuxième lieu, Schlegel affirme que la langue indienne est plus ancienne que la langue grecque ou romaine, et il montre comment cette langue est liée à des habitudes et à des formes de pensée qui n’ont pas plus évolué que la langue elle-même. La langue indienne est philosophiquement supérieure à toutes les langues, la langue grecque comprise. Il ne s’agit pas d’un jeu de combinaisons d’abstraction arbitraires, mais d’un système cohérent en lequel les expression sacrées et les mots s’éclairent réciproquement. En troisième lieu Schlegel s’élève contre la séparation dans l’étude, et par conséquent aussi dans l’esprit, de la langue grecque et de la langue indienne. À ses yeux l’histoire des peuples d’Asie et d’Europe forme un tout, «une grande famille», et il en va de même pour les langues et la littérature. Schlegel donnait ainsi une grande impulsion à la philosophie philologique. On peut remarquer en outre que, dans ce livre, Schlegel dénonçait le «panthéisme raffiné» de Schelling, et il continua de le faire dans les leçons données en 1812 à Vienne sur l’Histoire de la littérature des Anciens et des Modernes (Geschichte der alten und neuen Literatur , 1815). Le patriotisme, un sens de l’histoire conservateur, un développement de la foi chrétienne et catholique inspirent les dernières œuvres de Schlegel qui s’est fixé à Vienne. Il a rédigé une Philosophie de la vie (Philosophie des Lebens , 1828) une Philosophie de l’histoire (Philosophie der Geschichte , 1829), et enfin, la même année, des Leçons philosophiques , particulièrement sur la philosophie de la langue et du mot. Il n’avait pas renoncé à son activité de critique et il travailla dans la revue Concordia jusqu’en 1823. Cette seconde partie de l’œuvre de Schlegel n’a pas eu un grand retentissement, et la question se pose de savoir si, après le tournant de 1808, qui l’a mené à défendre la Restauration et le catholicisme et à reprendre tous les aspects du romantisme, une certaine lassitude ne l’a pas envahi. Quoi qu’il en soit, le regard des historiens s’est toujours plus attardé sur le jeune Schlegel, ou même sur le Schlegel philosophant sur la langue indienne, et introduisant une nouvelle et importante dimension dans la pensée philosophique allemande.
Encyclopédie Universelle. 2012.